Dans un billet percutant intitulé « The Use (and Design) of Tools », Seth Godin soulève un paradoxe criant de notre époque numérique : nous sommes souvent « trop occupé·e·s pour apprendre ». Cette expression, qui semble anodine, cache une réalité bien ancrée dans nos pratiques professionnelles.

Dans notre quotidien, on veut des outils rapides, des solutions prêtes à l’emploi, des interfaces intuitives… mais à quel prix? Que perd-on à toujours chercher la voie la plus courte?

Un réflexe moderne : fuir l’apprentissage profond

Godin observe que lorsqu’un outil demande un minimum d’apprentissage ou d’effort cognitif, il est souvent mis de côté au profit d’un autre, plus simple, plus rapide à prendre en main… mais parfois moins puissant. Il évoque ainsi la tentation de favoriser des outils qui nous évitent de réfléchir – non pas par paresse, mais parce que nous sommes saturé·e·s, acculé·e·s par des tâches et des délais. On devient alors « trop occupé·e·s pour apprendre ».

Mais dans un monde qui bouge à grande vitesse, ce réflexe peut mener à une déconnexion entre nos outils et nos besoins réels. Et en tant que concepteur·rice de formation et designer, cette réflexion est particulièrement pertinente.


🐇 Aller vite… mais vers où?

Dans nos milieux, il y a une pression constante d’aller vite : créer un contenu, lancer un outil, déployer une solution. Mais cette vitesse peut nous aveugler. On saute des étapes. On oublie de se poser une question essentielle : « Est-ce qu’on est encore dans la bonne direction? »

Ne pas prendre ce temps de recul, c’est risquer de multiplier les outils incohérents, les contenus redondants ou mal adaptés. Une solution pédagogique qui a l’air « sexy » ou rapide à produire ne sera pas nécessairement pertinente, ni alignée sur les objectifs d’apprentissage.

⚠️ Les dangers des « quick fixs » et « quick win »

Les « quick fixs » – ces correctifs rapides qui semblent tout régler – ont un attrait indéniable. Mais ils ne s’attaquent souvent qu’aux symptômes, jamais aux causes. Par exemple : une entreprise peut se doter d’un nouveau logiciel de gestion dans l’espoir de résoudre des problèmes de coordination. Mais si ce choix est fait sans analyse approfondie des processus internes ni accompagnement adéquat, le logiciel risque de devenir un obstacle plutôt qu’un soutien, ajoutant de la confusion et des frictions au lieu de fluidifier le travail.

⏱️ Plus vite… que notre capacité à comprendre?

Autre illusion à laquelle Godin nous invite à réfléchir : croire qu’un outil est « rapide » parce qu’on le prend en main en quelques minutes. En réalité, comprendre ses subtilités, ses limites, et l’utiliser de manière optimale prend beaucoup plus de temps. Mais dans nos milieux, ce temps n’est souvent pas prévu. Résultat : on « bricole », on s’improvise expert·e d’un outil qu’on ne comprend qu’à moitié.

📉 Apprendre des outils… déjà obsolètes?

Le rythme d’évolution des technologies pose un autre problème : on investit du temps pour comprendre une plateforme, un outil, une méthode… pour découvrir quelques mois plus tard qu’elle est retirée, remplacée ou transformée. Cela crée du cynisme, du découragement et une forme de fatigue numérique, qui freine l’apprentissage continu. Cette fatigue peut se traduire par une démotivation à explorer de nouveaux outils, une résistance passive au changement ou encore une surcharge mentale généralisée. Les employé·e·s finissent par ressentir un essoufflement technologique, où chaque nouveauté est perçue comme une menace ou un fardeau plutôt qu’une opportunité. À long terme, cela peut nuire à l’innovation, à la qualité du travail et au bien-être professionnel, en installant un climat de lassitude face aux changements numériques successifs, l’apprentissage continu.


Et si on parlait des compétences du futur?

Avant d’aller plus loin, posons une question essentielle : et si, à force de vouloir améliorer l’enseignement, on oubliait de se demander si on aide vraiment les apprenant·e·s? On investit beaucoup d’efforts à développer des contenus pédagogiques de qualité, à scénariser, à rendre le tout attrayant. Mais cela ne garantit pas que ces contenus seront bien consommés. On peut bien préparer les meilleurs repas, si les gens n’ont pas faim ou ne prennent pas le temps de manger, ils finiront par grignoter ce qu’ils trouvent sous la main. L’enjeu n’est donc pas seulement de produire du bon contenu, mais de nourrir une vraie culture de l’apprentissage chez celles et ceux à qui il est destiné.

Ce contexte changeant ne demande pas seulement d’apprendre de nouveaux outils, mais d’adopter une nouvelle posture d’apprentissage. Les compétences du futur ne consistent pas à mémoriser des manuels ou à suivre une formation unique. Elles consistent à développer une agilité cognitive, une capacité à transférer ce qu’on sait dans de nouveaux contextes, et une curiosité disciplinée.

Ce que nous devrions valoriser chez les travailleurs d’aujourd’hui, ce sont des esprits capables :

  • de bâtir sur leurs apprentissages précédents plutôt que de tout réapprendre à chaque fois;
  • de poser les bonnes questions face à un nouvel outil, au lieu de simplement chercher où cliquer;
  • de choisir consciemment les bons outils, en fonction du besoin réel, plutôt que de suivre la mode ou la facilité.

Permettons-nous une petite blague sérieuse : Excel est un formidable tableur, mais ce n’est pas un outil de rédaction ni un logiciel de gestion de projet! Et pourtant, combien d’organisations tentent d’en faire leur couteau suisse numérique? Utiliser un outil pour autre chose que ce pour quoi il a été pensé est souvent un symptôme de cette fatigue d’apprentissage – on se rabat sur ce qu’on connaît, même si ce n’est pas optimal.


Trop occupé·e·s pour apprendre… ou apprendre n’est tout simplement pas une priorité?

Trop souvent, ce n’est pas tant le temps qui manque que le sens. Quand la vision du travail devient floue, l’apprentissage perd son attrait. Revenir à “Pourquoi j’apprends?” peut raviver l’envie de progresser.

Être débordé·e n’est pas un signe de productivité. C’est devenu un réflexe culturel, presque une posture identitaire. Or, personne ne se vante d’avoir appris quelque chose de précieux cette semaine mais tout le monde mentionne à quel point il ou elle est occupé·e.

Cette fameuse formule « trop occupé·e·s pour apprendre » soulève une question encore plus profonde : le problème, est-ce vraiment le manque de temps, ou plutôt le manque de priorité accordée à l’apprentissage?

Plusieurs études et observations (voir notamment Clemmer Group, GovLoop, et OEB Global) révèlent que l’état constant de suractivité – ce que certain·e·s appellent le « syndrome du débordement » – est souvent brandi comme une médaille. On valorise le fait d’être occupé·e, mais rarement ce que l’on accomplit réellement.

Or, un désintérêt pour l’apprentissage peut parfois trahir un désintérêt pour son propre développement professionnel… voire pour son travail lui-même. Quand on est passionné·e, apprendre devient une activité organique, intégrée, presque naturelle. Ce n’est pas un effort, mais une extension de soi.

Darwin ne disait pas que les plus forts ou les plus rapides survivent, mais bien ceux et celles qui s’adaptent le mieux. Dans nos milieux professionnels en transformation constante, cette adaptabilité passe par la capacité à faire de l’apprentissage une priorité, même quand l’agenda déborde.

Alors que faire? Quelques pistes concrètes ressortent des lectures proposées :

  • Valoriser l’apprentissage comme compétence stratégique : Dans un environnement en perpétuelle évolution, savoir comment apprendre rapidement, efficacement, et avec les autres devient une compétence clé en soi.
  • Tirer parti des micro-moments d’apprentissage : Et si on apprenait à profiter des petites pauses? Dix minutes entre deux réunions, un trajet en transport, ou un moment de calme en fin de journée peuvent devenir des occasions d’apprendre, d’explorer ou de s’auto-former.
  • Créer de vraies plages de réflexion et de développement dans l’agenda, comme on le fait pour une réunion importante;
  • Encourager une culture de l’apprentissage en continu, où apprendre est reconnu, valorisé, célébré;
  • Repenser la charge de travail pour inclure le temps d’exploration, de test, de formation – plutôt que de le reléguer à « quand on aura du temps »;
  • Savoir dire non à ce qui n’apporte pas de valeur, pour mieux dire oui à ce qui nous fait évoluer.

Et si on soutenait mieux les apprenant·e·s?

On parle souvent de la responsabilité de l’individu à « trouver du temps » pour apprendre. Mais et si la solution ne résidait pas seulement dans la gestion personnelle du temps, mais dans la création de contextes plus propices à l’apprentissage?

Plutôt que de forcer les apprenant·e·s à s’adapter à des contenus figés, à des plateformes complexes ou à des horaires surchargés, pourquoi ne pas adapter les environnements d’apprentissage à leurs réalités?

Voici quelques pistes concrètes pour aider les personnes à apprendre efficacement, sans que cela devienne un fardeau de plus :

  • Intégrer l’apprentissage dans le flux du travail : offrir des capsules courtes, des micro-formations ou des ressources accessibles au moment où le besoin se présente.
  • Favoriser le « juste assez » plutôt que le « tout apprendre » : proposer des formats ciblés qui répondent à des besoins immédiats plutôt que des parcours longs et théoriques.
  • Rendre les contenus plus digestes et modulables : permettre aux gens d’apprendre à leur rythme, en fonction de leur niveau de disponibilité, de leur énergie ou de leur curiosité.
  • Offrir du soutien humain et technologique : mentorat, forums d’échange, agents conversationnels ou systèmes de recommandation personnalisés peuvent guider l’apprenant·e plutôt que de le ou la laisser seul·e dans une bibliothèque numérique surchargée.
  • Créer un climat qui valorise l’apprentissage : au lieu de voir l’apprentissage comme une tâche supplémentaire, le considérer comme une composante naturelle du travail, valorisée par l’organisation et portée par les gestionnaires.

Plutôt que de dire : « Tu dois apprendre », on pourrait créer des contextes qui disent : « Tu peux apprendre ici, maintenant, et c’est simple de le faire. »

En conclusion : ralentir pour mieux concevoir

Ralentir, ce n’est pas freiner l’innovation. C’est prendre le temps de mieux comprendre, de mieux choisir et de mieux accompagner. Dans une époque où tout change vite, où les outils se succèdent à un rythme effréné, apprendre devient un acte stratégique pour les individus comme pour les organisations.

Notre rôle n’est pas simplement de produire des contenus pédagogiques ou de mettre des outils à disposition. C’est de concevoir des environnements d’apprentissage où la curiosité est nourrie, où le sens est clair, où l’accompagnement est réel, et où l’apprentissage devient possible, naturel, et désirable.

Ce n’est pas qu’une question d’outil, ni de temps. C’est une question de culture, de posture, de priorité. Valoriser l’apprentissage ne veut pas dire l’imposer, mais l’infuser dans chaque aspect du quotidien professionnel.

La question à se poser n’est donc plus seulement : « Est-ce que les gens ont le temps d’apprendre? » mais plutôt : « Est-ce que nous leur donnons envie d’apprendre, ici, maintenant, et durablement? »

Le message de Seth Godin nous rappelle qu’à force de vouloir aller vite, on peut passer à côté de l’essentiel. En tant que formateur·rice, designer, ou gestionnaire, notre responsabilité est de créer des environnements d’apprentissage qui ne sacrifient pas la profondeur au profit de la vitesse.


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Anthony Mak

Designer graphique passionné par l’apprentissage en milieu professionnel, j’explore les idées liées au design et aux technologies éducatives. Mon parcours m’a conduit à fusionner le design graphique et la formation, créant ainsi (je l’espère!) des expériences d’apprentissage engageantes et innovantes. Sur ce blogue, je partage mes réflexions, découvertes et pratiques autour de ces thèmes.

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